Une fois n'est pas coutume, pas de dessin mais exceptionnellement une prise de position. Je suis désolé, pour certain, ce texte sera soporifique et très surprenant venant de moi qui aime trop ma liberté pour un encartage quelconque. Mais aujourd'hui, de jeunes auteurs de bd, des auteurs confirmés qui subissent eux aussi la crise, des auteurs en fin de carrière se retrouvent menacés par une décision brutale et arbitraire qui menace non seulement leur avenir mais celui de notre médium. Alors, pour une fois, j'ai pris la plume et j'ai décidé d'interpeller celle qui devrait défendre cet avenir au lieu de remettre des décorations à des groupes de rock aussi insipides que ridicules lors de "party"de petits fours.
Promis, le prochain dépôt sur ce blog sera dessiné et…joyeux.
Bien à vous
Le
6 Juin 2014
Madame la Ministre,
Les temps changent, nous
le savons tous. Il en va des modes comme de la société. Le rôle de nos
gouvernants, élus par le peuple, est d’adapter les cadres juridiques,
économiques et politiques à l’évolution du temps et des besoins qui en
découlent et cela au service de ceux qui les ont élus. C’est leur rôle et leur
devoir. Les auteurs BD et illustrateurs comme tout citoyen censé, le comprennent
évidemment.
Je suis auteur de Bande Dessinée et
illustrateur, vous êtes mon ministre de tutelle aussi je me permets aujourd’hui
de vous alerter sur une situation dramatique qui se profile quant à la survie
même de notre profession.
Après trente ans de métier, j’ai la chance de
faire partie des auteurs vivant bien de leur art. Depuis plus d’une décennie,
je m’efforce de poursuivre avec succès les aventures du plus célèbre des
cowboys de papier : Lucky Luke.
Si ma situation personnelle est enviable à
présent, elle ne fut pas immédiate. Comme vous le savez, le monde des arts est
souvent difficile. Je n’oublie pas que j’ai été un jeune dessinateur qui, lui
aussi, à ses débuts, a du batailler pour percer puis se maintenir dans un
domaine culturel reconnu en Europe comme dans le monde entier et dont le
rayonnement n’est plus à prouver. Si j’ai eu la chance de réussir vite et de
vivre de mon art, il n’en est pas de même pour tous. Question de chance,
d’opportunité, d’époque.
Aujourd’hui, comme beaucoup de pays, la France
est confronté à une crise économique majeure qui engendre de nécessaires
réformes, ce que personne ne peut contester. Le système de retraite général est
en péril, nous le savons tous. Nous savons aussi que cela est en grande partie
du à l’immobilisme des gouvernements depuis près de 25 ans, préférant le statut
quo à une réforme de fond. Il y a le feu à la maison et à présent tout
s’accélère et manifestement sans concertation. Elle devient arbitraire et
brutale prioritairement sur des professions dont la masse d’acteurs ne posera
aucun souci de nuisance en terme d’agitation sociale.
Nous sommes dans ce cas : Ainsi, nous apprenons
par simple lettre de la RAAP, qu’à compter du 1er Janvier 2016, les auteurs BD
et illustrateurs vont être dans l’obligation de cotiser pour leur retraite
complémentaire à hauteur de 8% de leurs revenus en plus de leurs cotisations
sociales habituelles.
L’argumentation de la RAAP pour expliquer cette
décision brutale de leur conseil d’administration est tout de même
nébuleux :
• Harmonisation européenne ( !) ; que
vient faire l’Europe dans tout ça quand on connaît l’absence totale
d’harmonisation des états membres.
• Équilibre de la caisse : elle est
parfaitement saine comme ils le reconnaissent eux-mêmes.
• Un système non proportionnel serait critiqué: Quid de l’Argic-Arrco ou
de la CIPAV ?
• Enfin, volonté d’œuvrer pour le bien être
futur de ses adhérents( !), beau sentiment dont j’ai beaucoup de mal à
croire la sincérité . Il semblerait que l’on veuille faire passer les auteurs,
soit pour des cigales, soit pour inconscients.
Hors c’est là où je veux vous interpeller
Madame la Ministre. Si bon nombre de mes collègues cotisent dans des classes
basses (moins de 500 euros par an),
c’est qu’ils n’ont pas la possibilité de faire plus. Il est surprenant de la
part de la RAAP d’arguer que c’est pour pouvoir garantir une retraite décente et
le bien-être futur de ses cotisants, quand d’un autre côté, cette même RAAP va surtaxer
à outrance ces mêmes cotisants qui doutent de pouvoir un jour la toucher vu déjà
l’état lamentable du régime général.
Combien d’auteurs touchent aujourd’hui moins
que le seuil de pauvreté, combien perçoivent tout juste le SMIC ? Sans
compter que notre profession, à la différence des intermittents du spectacle,
ne reçoit aucun avantage sociaux de par les obligations de leur statut:
pas de chômage, pas d’arrêt maladie, pas d’avantages fiscaux. Notre profession est
sinistrée et peu valorisée socialement.
Il a fallu attendre 2012 pour que le statut d’auteur et ses implications
fiscales nous soit reconnu et cela, grâce à l’intervention de Monsieur Albert
Uderzo, le père d’Astérix. Combien d’années avons nous du batailler pour
obtenir les droits SOFIA ? On nous
demande ici, une fois de plus, un effort quand les parlementaires, grands
argumentaires sur ce « combat national » continue de percevoir une
pension de retraite de 1200 euros après simplement 5 années de mandat et que
l’on se refuse à repenser un système général toujours à géométrie variable ?
Si la crise touche les PME ou certaines
entreprises du CAC 40, vous n’êtes pas sans savoir, Madame la Ministre, qu’il en est de même pour la BD et le
livre illustré. Notre secteur génère pourtant des emplois, elle fait vivre des
structures éditoriales, des imprimeurs, des transporteurs, des diffuseurs, des
bibliothèques, le cinéma. Et que dire des libraires dont le département BD
permet souvent d’équilibrer leur fin de mois. La paupérisation de notre
profession par de telles décisions en plus de la crise économique actuelle, entrainera
inévitablement un impact sur les autres professions induites du secteur. Quant
à la RAAP, c’est une vue à court terme, car qui dit paupérisation de ses
cotisants, dit disparition inévitable de professionnels qui n’alimenteront plus
cette même caisse et entrainera son déséquilibre voir sa propre disparition.
Même si je fais partie des 5% d’auteurs les
mieux rémunérés de la profession, je me sens solidaire de mes confrères. Je
pourrais me satisfaire de certaines dispositions de la RAAP me permettant
personnellement de ne pas m’inquiéter, mais ce serait oublier tous ceux qui
font tant de sacrifices pour exercer le même métier que le mien, ceux qui
débutent, ceux qui finissent, qui subissent la crise de plein fouet et qui
peinent à vivre de leurs œuvres. Je n’aimerai pas que mon médium se restreigne,
comme aux états unis, à quelques éditeurs produisant des blockbusters
cinématographiques, payant des forçats qui, en studio, produisent à la chaine
des aventures sur papier toilette, simples story-boards pour le cinéma
hollywoodien et cela sans percevoir aucun droits d’auteur.
Les auteurs de BD français ont apportés plus au
rayonnement culturel de notre pays et à son économie que bon nombre de secteurs
industriels. Par l’acceptation de la décision de la RAAP et ses conséquences à
plus ou moins brève échéance, c’est condamner à la fois ces créateurs et leur
médium. Personnellement, un pays sans livres est un pays où je ne voudrais plus
vivre.
C’est pour cela Madame, que je vous demande
d’intervenir pour reprendre ce dossier, étudier avec les instances et acteurs
représentatifs de notre métier toutes les possibilités pour réévaluer une
réforme, sans nul doute nécessaire, mais cadrant avec un projet plus vaste des
professions indépendantes avec leurs spécificité, qu’au bout du compte, que
cette réforme du système de retraite complémentaire soit plus juste plus
égalitaire dans ses effets et pérennisant une profession et un Art qui possède
encore à mes yeux un bel avenir.
Je vous prie d’agréer, Madame la Ministre d’État,
l’expression de ma très haute considération. ACHDÉ